33

Bridgeport somnolait dans sa cuvette entourée de rochers au bord de la rivière rapide. Le soleil d’été donnait en plein sur cet espace entre les falaises couvertes d’arbres, avec une férocité qui semblait vouloir chasser le dernier espoir de vie et d’énergie hors de tout ce qui existait… hors des maisons, hors de la poussière des rues, hors des arbustes aux feuilles recroquevillées, hors des plates-bandes de fleurs flétries.

Les voies du chemin de fer contournaient un éperon rocheux, pénétraient dans la ville, contournaient un autre éperon et disparaissaient ; et dans cette courte courbe qui semblait ne sortir de nulle part que pour y retourner, les rails brillaient sous le soleil avec l’éclat d’un couteau aiguisé. Entre les voies et la rivière, la gare paraissait dormir. C’était un bâtiment massif qui semblait s’être enfoncé la tête dans les épaules pour se protéger du soleil en été et du froid en hiver, depuis tant d’années qu’il était là tapi et accablé, attendant le prochain mauvais coup du temps ou du sort.

Sutton était sur le quai de la gare et écoutait la rivière, le bruissement et les glouglous des petits tourbillons qui couraient le long de la berge, le gargouillement de l’eau qui passait par-dessus un tronc d’arbre caché, à demi dressé, le doux murmure de vaguelettes qui s’accrochaient comme des doigts au bout d’une branche tombante. Et par-dessus tout cela, dominant tout cela, le bruit réel de la rivière… la voix qui allait bavardant à travers le pays, ce bruit fait de beaucoup d’autres bruits, le rugissement profond et sourd qui proclamait sa puissance et sa détermination.

Il leva la tête et cligna des yeux pour regarder le grand pont métallique qui enjambait la rivière depuis le haut de la falaise et descendait peu à peu vers la longue rampe de la voie ferrée qui traversait la vallée en pente douce sur l’autre rive.

L’homme franchissait les rivières sur de grands ponts d’acier et n’entendait jamais leur langage tandis qu’elles coulaient vers la mer. L’homme franchissait les océans sur des ailes propulsées par des moteurs silencieux et sûrs, et la voix tonnante des océans n’était qu’un bruit perdu sous la voûte vide du ciel. L’homme franchissait l’espace dans des cylindres métalliques qui courbaient le temps et l’espace et lançaient l’homme et ses merveilleuses machines dans des raccourcis de mathématiques conjecturales dont on ne rêvait pas encore dans ce monde de Bridgeport, 1977.

L’homme était pressé et il allait trop loin, trop vite. Si loin et si vite qu’il laissait échapper beaucoup de choses… des choses qu’il aurait dû se donner le temps d’apprendre tout en suivant son chemin… des choses qu’un jour dans le futur il prendrait le temps d’apprendre. Un jour, l’homme reviendrait en arrière, et il apprendrait les choses qu’il avait laissé échapper, il se demanderait pourquoi il les avait laissé échapper, et il réfléchirait aux années qui avaient été perdues parce qu’il ne les connaissait pas.

Sutton quitta la gare et découvrit un petit sentier qui descendait vers la rivière. Il le suivit avec précaution car la terre était molle et s’éboulait, et il y avait des pierres qu’il fallait éviter parce qu’elles risquaient de tourner sous le pied.

Au bout du sentier, il trouva le vieux bonhomme.

Le vieillard était assis, perché sur une grosse pierre plantée dans la boue, et il tenait entre ses genoux une canne à pêche penchée vers la rivière. Une pipe odorante sortait d’une barbe grisonnante de deux semaines et un cruchon en terre, avec un épi de maïs comme bouchon, était posé près de lui, à portée de sa main.

Sutton s’assit prudemment sur la pente de la berge, près de la grosse pierre, et s’émerveilla de la fraîcheur de l’ombre des arbres et des buissons – une fraîcheur qui était la bienvenue après l’éclaboussement féroce du soleil sur le village, dix ou vingt mètres plus haut sur la rive.

— Ça mord ? demanda-t-il.

— Non, fit le vieux.

Il tira sur sa pipe et Sutton l’observa dans un silence fasciné. On aurait juré que ce buisson de poils prenait feu.

— Rien pris non plus hier, dit le bonhomme.

Il enleva sa pipe de sa bouche d’un geste délibéré, mesuré, et cracha avec une concentration étudiée au milieu d’un tourbillon de la rivière.

— Rien pris non plus avant-hier, ajouta-t-il.

— Vous voulez pourtant attraper quelque chose, non ?

— Non, déclara le vieux bonhomme.

Il abaissa une main et leva le cruchon, enleva l’épi de maïs qui le bouchait et essuya le goulot d’une main sale.

— Buvez un coup, dit-il en tendant le cruchon.

Sutton, pensant à cette main, le prit en retenant un haut-le-cœur. Avec circonspection, il le leva et l’inclina vers ses lèvres.

L’alcool s’écrasa dans sa bouche, envahit sa gorge et ce fut comme un liquide assaisonné de fiel et relevé d’un rien de soufre pour lui donner un bouquet particulier.

Sutton écarta vivement le cruchon, et le retint par l’anse, gardant la bouche grande ouverte pour la rafraîchir et en chasser le goût.

Le bonhomme le reprit et Sutton essuya les larmes qui lui coulaient sur les joues.

— A pas tout à fait vieilli autant qu’il aurait fallu, s’excusa le vieux. Mais j’ai pas de temps à gâcher à ça.

Il en prit une bonne gorgée, s’essuya la bouche du revers de la main et émit un large soupir de satisfaction gustative. Un papillon qui voletait près de lui tomba raide mort.

Le bonhomme allongea un pied et poussa le papillon.

— Fragile, cette petite bête, dit-il.

Il reposa le cruchon et le reboucha soigneusement.

— Z’êtes pas d’ici, s’pas ? demanda-t-il à Sutton. Me souviens pas vous avoir vu.

Sutton inclina la tête :

— Je cherche quelqu’un du nom de Sutton. John H. Sutton.

— Le vieux John, hein ? répondit en gloussant le bonhomme. Lui et moi, on a été à l’école ensemble. Le pire petit vaurien que j’aie connu. Vaut pas un pet de lapin, ce vieux John, je vous le dis. L’est allé à l’école de droit faire ses études. Mais l’a pas réussi. L’est revenu s’installer dans une ferme, là-bas sur la crête de l’autre côté de la rivière. (Il lança un regard à Sutton :) Z’êtes pas parent avec lui, non ?

— Heu, fit Sutton, pas exactement. Pas très proche du moins.

— Demain, c’est le 4 juillet… et je me souviens de la fois où John et moi, on a fait sauter un conduit de drainage dans le vallon de Campbell. On avait trouvé un peu de dynamite dont une équipe de construction routière se servait pour faire sauter des rochers. John et moi, on s’est dit que ça ferait un plus gros bang si on l’enfermait dans quelque chose. Alors on l’a fourrée dans le conduit souterrain et on a allumé une longue mèche. Monsieur, ça vous a fait sauter le conduit et tout. Je me souviens que nos papas nous ont drôlement tanné le cuir à cause de ça !

En plein dans le mille, se dit Sutton. John H. Sutton est juste de l’autre côté de la rivière et demain est le 4 juillet 1977, c’est ce que la lettre disait. Et je n’ai rien eu à demander. Le vieux bonhomme l’a dit tout seul.

La réverbération du soleil était comme une fournaise ardente sur la rivière, mais ici, sous les arbres, on ne sentait qu’à peine ce flamboiement de chaleur. Une feuille passa, flottant sur l’eau, et une sauterelle s’y était posée. La sauterelle essaya de sauter sur la rive, mais elle visa trop court et le courant la saisit, l’avala et elle disparut.

— Pas eu de chance, cette sauterelle, dit le vieux. La plus traître des rivières de tous les États-Unis, ce Wisconsin, voilà ce qu’elle est. Pouvez pas vous y fier. Ils ont tenté d’y faire naviguer des bateaux à vapeur dans l’ancien temps, mais ils ont pas pu parce que là où y avait un chenal un jour, y avait un banc de sable le lendemain. Le courant déplace les bancs de sable que c’en est terrible. Un type du gouvernement a fait un rapport là-dessus une fois. L’a dit que la seule possibilité d’utiliser le Wisconsin pour la navigation serait d’en faire un canal bétonné.

De très loin au-dessus d’eux arrivait le bruit de la circulation qui traversait le pont. Un train passa, soufflant et grinçant, un long train de marchandises qui remontait la vallée. Longtemps après qu’il fut passé, Sutton entendit son sifflet hululer, comme une voix perdue, à quelque passage à niveau invisible.

— La destinée, dit le vieux bonhomme, a pas travaillé pour deux sous en faveur de cette sauterelle, sûrement pas, hein ?

Sutton se redressa d’un coup, bégayant :

— Qu’avez-vous dit ?

— Faites pas attention, je me parle tout seul. Quelquefois les gens m’entendent et ils pensent que je suis fou.

— Mais la destinée ? Vous avez dit quelque chose à propos de la destinée.

— Ça vous intéresse, mon gars, dit le vieux. J’ai écrit une histoire à propos d’elle une fois. Ça valait pas grand-chose. Je bricolais un peu comme ça, à écrire, dans mon jeune temps.

Sutton se détendit et s’allongea de nouveau.

Une libellule rasait la surface de la rivière. Plus loin le long de la rive, un petit poisson sauta et laissa des ronds dans l’eau qui allèrent s’élargissant.

— À propos de votre pêche, dit Sutton. Vous n’avez pas l’air de vous préoccuper beaucoup d’attraper quelque chose ou non.

— Plutôt non, au vrai. Attrapez quelque chose et faut que vous le décrochiez du hameçon. Puis faut que vous remettiez un appât et que vous relanciez la ligne dans la rivière. Ensuite faut nettoyer le poisson. C’est tout un boulot !

Il enleva sa pipe de sa bouche et cracha de nouveau soigneusement dans la rivière.

— Jamais lu Thoreau, mon gars ?

Sutton hocha la tête, essayant de se rappeler. Le nom évoquait un écho dans sa mémoire. Un fragment dans un livre de littérature ancienne au temps de ses études. C’était tout ce qui restait de ce qu’on croyait avoir été une œuvre littéraire abondante.

— Vous devriez, reprit le vieux. Il avait des idées, Thoreau, vraiment.

Sutton se leva et épousseta son pantalon.

— Restez donc, dit le vieux bonhomme, vous ne me gênez pas ou si peu.

— Il faut que je m’en aille, dit Sutton.

— Venez me voir un autre jour. On pourrait parler un peu plus. Je m’appelle Cliff, mais on dit le vieux Cliff, maintenant. Demandez simplement le vieux Cliff. Tout le monde me connaît.

— Un autre jour, dit Sutton poliment. C’est entendu.

— Encore un petit coup avant de partir ?

— Non, merci, répondit Sutton en reculant. Non, merci beaucoup.

— Bon, bon ! dit le vieux.

Il leva le cruchon et y but une longue goulée gargouillante. Il rabaissa le cruchon, souffla, mais ce ne fut pas aussi spectaculaire cette fois : aucun papillon ne passait…

Sutton remonta la berge, retrouvant toute la force du soleil.

— Bien sûr, dit le chef de gare, les Sutton vivent de l’autre côté de la rivière dans le comté de Grant. Il y a plusieurs chemins pour y aller. Lequel préféreriez-vous ?

— Le plus long. Je ne suis absolument pas pressé.

La lune se levait lorsque Sutton s’engagea dans la côte qui conduisait au pont.

Il n’était pas pressé, il avait toute la nuit.

Dans le torrent des siècles
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